CHAPITRE 26

« Je n’aime pas cela. Cela devient trop dangereux. » Packer était debout, les bras croisés sur la poitrine et il tournait le dos à son interlocuteur. Sa chevelure rousse, qui n’avait pas vu la couleur d’un peigne depuis un certain temps, partait dans toutes les directions. Son survêtement, impeccable en temps normal, était froissé et taché de sueur, et son visage, pâli par la fatigue était auréolé d’une barbe rousse de plusieurs jours.

« Que voudrais-tu que nous fassions, mon vieux. Oui, c’est dangereux. Ce ne sont pas des jeux d’enfant. » Kalnikov était enfoncé dans son siège, les épaules voûtées : les sourcils froncés, il contemplait le plafond. Lui aussi était marqué par la tension de ces derniers jours.

« Nous pourrions essayer de le faire sortir, suggéra Packer.

— Trop risqué. Et puis la tentative à elle seule pourrait leur laisser croire qu’ils détiennent quelqu’un d’important. Ils pourraient aussi en déduire que nous avons un bon réseau d’informateurs qui épient tous leurs mouvements. Dans des cas comme celui-là, malheureusement, il vaut mieux ne rien faire et attendre. Il ne faut surtout pas mettre en danger le réseau.

— Le laisser comme cela ? Il s’agit de mon premier assistant après tout, le cerveau de notre magnifique réseau.

— Raison de plus pour garder son sang-froid. Il ne faut pas qu’on puisse penser qu’il ait la moindre importance. Sinon ils se croiront en position de nous proposer un marché. Il ne faut surtout pas qu’ils se mettent cela dans la tête ! Il faut laisser planer le doute, les laisser gamberger. Le silence est ce qu’il y a de mieux. Pour Jones aussi. Tu verras. »

Packer se passa la main dans les cheveux et se laissa tomber sur un siège en face du pilote. Il n’avait pas l’air heureux et une grosse ride barrait son front. « Je suppose que tu as raison. Mais j’ai tout de même horreur de cela !

— Je sais. Cela tombe très mal. Mais il y a tout de même de l’espoir. Nous ne savons pas ce qu’il a pu leur dire. Il est peut-être parvenu à les convaincre qu’il ne sait rien en ce qui nous concerne. Et à moins que la situation ne soit vraiment critique, ils seront bien obligés de le croire. Je ne pense pas que Ramm soit assez culotté pour se mettre à arrêter les gens en masse. Les mutins doivent continuer à faire régner un semblant d’ordre. Du moins pour le moment. Alors ils vont peut-être relâcher Jones, non ? »

Packer hocha lentement la tête. Kalnikov poursuivit. « Et où en sommes-nous en ce qui concerne le démantèlement du système ?

— Les défenses de MIRA sont tombées il y a quelques heures à peine.

— C’est une bonne nouvelle ! Non ? Fantastique ! Enfin quelque chose dont on peut se réjouir.

— Eh bien, oui et non. Sans entrer dans les détails techniques, on peut dire que nous avons fait soixante pour cent du chemin. Il y a encore pas mal de travail à faire. MIRA a plus d’un tour dans son sac. C’est vraiment le top du haut de gamme en matière de programmation et les supports des données sont des bioéléments, beaucoup plus difficiles à manipuler à distance. Plus complexes. On peut se balader à l’intérieur des circuits et rencontrer çà et là des bribes d’information, mais en opérant de cette façon, il faudrait des années pour tomber pile sur ce que nous cherchons. Et il y a une bonne chance pour que nous tombions sur un piège, ce qui nous trahirait : ils sauraient alors que quelqu’un a pénétré le système. Ils reconfigureraient le tout et nous serions incapables de nous y retrouver. Il nous faut savoir où se trouve l’information dont nous avons besoin. Il nous faut aussi connaître les lignes qu’ils utilisent pour la communication. En gros, nous avons besoin d’un passe-partout pour l’ensemble du système. Une carte routière. C’est là-dessus que nous sommes en train de travailler.

— Eh bien, continue. Et préviens-moi dès que tu auras quelque chose. » Kalnikov se leva et défroissa les plis de son uniforme. « Il faut que j’aille chercher le dernier rapport de mon second. »

« Il y a une chose, pourtant…» Packer le rappela. « Nous pourrions commander la fermeture de certains circuits internes sur l’ensemble de Gotham.

— Ah bon ? Et comment ?

— C’est simple. Nous introduisons tout simplement une fausse information dans la matrice, par exemple un signal de dysfonctionnement d’un ventilateur, ou quelque chose comme cela. MIRA va éteindre le ventilateur pour le vérifier, ou avertir quelqu’un pour qu’on aille le réparer. De toute façon le ventilateur restera éteint pendant tout ce temps-là. Cela pourrait être utile.

— Oh ! oui ! » Kalnikov arborait un grand sourire. « On ne sait jamais ce qui pourrait être utile. »

Ramm faisait les cent pas devant le bureau du directeur. Wermeyer l’observait en tapotant du bout des doigts l’élégant revêtement du bureau.

« Cela ne sert à rien. Il va falloir que je le relâche ; je ne peux pas le garder indéfiniment, il n’y a aucune charge contre lui. Les gens commencent à poser des questions.

— Eh bien, trouvez quelque chose. Inventez une charge quelconque. Si nous le relâchons maintenant, il saura que nous n’avons pas la moindre idée sur l’endroit où ils se trouvent. Et s’il est en contact avec eux, ils le sauront aussi.

— Des nouvelles de Hocking ?

— Pour la troisième fois, non ! Pas encore ! Calmez-vous, je vous en prie. La nervosité n’arrangera rien. Tout se passe comme prévu. La prise de contrôle aura lieu à l’heure dite. »

Ramm hocha la tête et lança à Wermeyer un regard furieux. « Je ne me calmerai pas tant que la station ne sera pas solidement verrouillée. Pour le moment, il y a beaucoup trop d’aléas. Trop de dérapages possibles.

— Vous êtes un inquiet, Ramm. Je vous ai déjà dit que rien ne peut déraper. Pourquoi ne restez-vous pas prendre un verre avec moi ? Vous avez l’air d’en avoir besoin.

— Non merci. Je suis encore en service », répondit Ramm froidement. Il se retourna pour sortir. « Je me demande bien ce qui a pu retenir Hocking. Il était censé être ici à l’heure qu’il est. »

Wermeyer se contenta de hausser les épaules. Ramm était un perpétuel inquiet. Un bon officier, mais un inquiet, et tatillon sur les moindres détails. Mais bientôt tout serait fini et la station leur appartiendrait. Et après ? Qui pouvait dire ? Tout était possible. Absolument tout.

 

Spence sentit la corde se tordre entre ses doigts au moment où elle lui échappait. Il la vit s’éloigner de côté tandis que sa main cherchait une prise dans le vide. Il lui sembla flotter immobile pendant une fraction de seconde avant de sombrer dans l’abîme. Il entendit les cris horrifiés des spectateurs et reconnut son nom au milieu de leurs mots incompréhensibles. Tournant sur lui-même dans sa chute, il parvint à saisir un bout de la corde qui formait un filet protecteur sur un côté du pont. Il l’agrippa d’une main et tint bon. Puis, malgré le sang qui battait dans ses tempes et troublait sa vision, il parvint à saisir la corde de l’autre main et à se hisser de quelques centimètres.

Cette corde qui le reliait à la vie était bien mince : elle ne faisait que prolonger l’agonie. Il s’y accrochait désespérément, s’aidant de ses pieds pour renforcer sa prise, quand elle se défit : le brin effiloché cassa et il plongea dans le vide au-dessous de lui devant l’assistance qui se pressait au bord du précipice et poussait de nouveau des cris d’horreur.

Spence vit le trou noir se précipiter à sa rencontre et la paroi rocheuse défiler très près de lui à toute allure.

Puis il heurta quelque chose. Il pensa tout d’abord à un éperon rocheux saillant de la paroi. Il entendit comme un déchirement, le bruit d’un vêtement qui se serait accroché et fendu au contact de la roche, en même temps qu’il ressentait une douleur violente entre les omoplates. Il s’arrêta net, tournant sur lui-même, agitant en vain bras et jambes. Sa tête fut projetée en avant au point que son menton vint cogner sa poitrine.

Suspendu en l’air, il tourna la tête pour voir ce qui lui avait sauvé la vie et ses yeux rencontrèrent les yeux énormes de Kyr. Le coup que Spence avait ressenti entre les omoplates était dû à l’intervention éclair de celui-ci : il l’avait rattrapé au vol par ses vêtements. Le Martien maintenant le soutenait d’une main, prenant de l’autre un appui précaire sur un point pratiquement invisible.

Peu après ils se hissaient par-dessus le bord du précipice et en sécurité aidés de nombreuses mains tendues. Adjani serra très fort le bras de Spence et l’entraîna à une certaine distance du bord du gouffre.

Kyr se pencha sur lui et demanda : « Tu es blessé ?

— Non. J’ai un peu le vertige, mais cela ira.

— Désolé si je t’ai fait mal, ami Terrien. Votre gravité fausse un peu mes mouvements. J’ai peur de t’avoir saisi un peu brutalement. »

Spence ne put que hocher la tête.

« Je n’ai jamais rien vu de pareil, s’écria Gita. Je n’ai jamais vu de toute ma vie quelqu’un se déplacer si vite. Ciel miséricordieux ! »

Spence se retourna vers le gouffre. « Mon rêve a bien failli devenir réalité il y a un instant. Dieu merci, cela ne s’est pas produit. Et merci à toi, Kyr. Je te dois la vie.

— Heureux d’avoir pu t’être utile, ami Terrien. J’ai senti que tu étais en difficulté.

— Regardez-moi cela ! s’écria Gita derrière eux. Notre public s’en va. Le spectacle est terminé ! » Ils se retournèrent et virent les habitants des villages qui repartaient en silence vers leurs foyers tandis que la nuit tombait sur les montagnes.

« Je les comprends », dit Spence. Il désigna d’un mouvement de tête la masse noire de Kalitiri, maintenant difficile à distinguer parmi les autres montagnes. « Nous allons défier le lion dans sa tanière et je suis sûr qu’ils préfèrent ne pas s’en mêler. Mais je me demande comment ils savaient.

— Les habitants de ces collines sont très superstitieux, expliqua Gita. Ils n’aiment pas se promener près de ces montagnes dans l’obscurité. Cela ne peut que conduire à des drames. Quand le soleil descend, ils allument un feu contre la nuit et ils restent terrés chez eux jusqu’au matin. »

Les derniers villageois avaient disparu dans la lumière du coucher de soleil. Ils s’en étaient allés en silence pour ne pas attirer l’attention des esprits des collines qui s’éveillaient petit à petit.

« Et maintenant, que faisons-nous ? pensa Spence tout haut. Quelqu’un a une idée ?

— Oui, dit Adjani. J’y ai réfléchi toute la journée.

— Et ?

— Et je crois qu’il est temps de réunir un conseil de guerre. »

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